JEAN-BAPTISTE EUGENE ESTIENNE (1860-1936)
- Un jeune homme brillant -
Le jeune Jean-Baptiste, issu d'une famille de propriétaires fonciers, naît à Condé-en-Barrois, dans la Meuse, le 07/XI/1860. Il effectue ses études d'abord au collège de Saint-Dizier, puis au lycée de Bar-le-Duc. Son domaine de prédilection, entre autres car il s'agit d'un élève brillant et intelligent, les mathématiques. De fait, c'est fort logiquement qu'il remporte, en 1879, un concours dans cette discipline, à seulement dix-neuf ans.
Cette même année 79, il entre à l'école Polytechnique, pour en sortir trois ans plus tard au 131ème rang, malgré ses qualités indéniables. Ce rang moyen s'explique aisément par son caractère réfractaire aux méthodes officielles d'enseignement. Jean-Baptiste Estienne demeure effectivement un autodidacte indépendant. Ce qui ne l'empêche toutefois pas de glaner une nouvelle récompense en mathématiques, cette fois le concours national, au début des années 1880.
Il décide alors de mettre ses compétences au service de l'armée, en 1883, en s'engageant comme sous-lieutenant dans l'artillerie. Il est alors stationné à Vannes. Poursuivant ses recherches en mathématiques, il publie son premier ouvrage intitulé Erreurs d'observation qu'il présente même à l'académie des sciences. En 1891, il est promu capitaine en second au 1er régiment d'artillerie de Bourges où il effectue un stage aux "fonderies" du même nom, tout en continuant ses recherches. Il en profite pour sortir son deuxième livre, en 95, L'art de conjecturer.
- Un militaire attentif aux innovations -
Au début du XXème siècle, au 19e régiment d'artillerie, comme chef d'escadron, il fait continuellement preuve d'ingéniosité et reste attentif à toutes les nouveautés que lui propose son époque. C'est ainsi, par exemple, qu'il préconise l'emploi du téléphone afin de corriger les tirs d'artillerie.
En 1907, il publie un nouvel ouvrage, Les forces morales à la guerre. Il est alors directeur de l'école d'artillerie de Grenoble. C'est à ce moment qu'il se tourne, toujours très intéressé par les innovations, vers l'aviation naissante. En envisageant très rapidement de la mettre au service de son arme évidemment. L'aviation d'observation connaît ainsi ses premiers balbutiements grâce à l'esprit bouillonnant d'Estienne. Il alla même jusqu'à écrire à propos de celle-ci, dans les années d'avant-guerre, ce qui tend à prouver l'importance qu'elle avait à ses yeux, "qu"un jour, une aviation interplanétaire permettrait d'accéder à la lune". Pas de doutes que Jean-Baptiste Estienne était un visionnaire, ce qu'il allait encore prouver rapidement, dès 1914/15.
- 1915-1918, l'homme des chars -
Lorsque le premier conflit mondial éclate, à la fin de l'été 1914, il devient chef de corps du 22e régiment d'artillerie. Les premiers mois de guerre sont déterminants pour l'avenir du colonel Estienne. D'abord, en tant que militaire, car il continue de faire preuve d'audace en appliquant, cette fois de manière concrète, ses théories sur la coordination "artillerie-aviation". Ce qui ne laisse pas indifférent certains de ses supérieurs, dont son général, Philippe Pétain. Mais surtout, il est très marqué par les hécatombes de ce début de conflit, et ne pense dès lors plus qu'à imaginer un moyen d'éviter de tels massacres. Sa déclaration du 24/VIII est encore une fois prophétique, attribuant la victoire future au camp qui saura créer le premier des engins armés et tout terrain.
Débute dès lors pour lui un véritable marathon qui devait mener à la concrétisation de plusieurs de ses idées, dont la naissance des chars Schneider et surtout du plus remarquable engin blindé de la première guerre mondiale qui révolutionne la guerre, le char léger Renault FT17. Devenu général (VIII/1916), il dirige de son PC, près de Champlieu où s'installe également le camp d'entraînement des chars français, la nouvelle arme baptisée AS (Artillerie spéciale ou d'assaut).
Très rapidement, celle-ci fait ses preuves, certes souvent dans la douleur, mais elle permet tout de même aux alliés de lancer en 1918 les contre-offensives qui mènent à la victoire finale sur le Reich allemand. La guerre s'achève en novembre par une indéniable victoire alliée, après l'effondrement du front allemand en France. Et si celle-ci a été longue et difficile à se dessiner et par dessus tout très coûteuse (en hommes, en matériels, etc.), elle démontre que l'esprit d'initiative de quelques hommes joue un rôle fondamental dans le succès et le triomphe d'une cause. Et de fait, celui qui avait contribué par sa persévérance, sa ténacité à ce résultat et qui reçut vite le surnom de "père des chars", est fait commandeur de la légion d'honneur pendant l'été 1918.
- 1919-1936, succès et échecs d'un homme -
La guerre s'achève donc, pour Estienne, par le triomphe de ses idées, y compris au niveau de l'emploi tactique de l'arme nouvelle. Il est ensuite promu général de division, puis inspecteur des chars d'assaut, et la France dispose de la plus imposante force blindée au monde.
Néanmoins, les nuages s'amoncellent bien vite pour le général Estienne et l'arme blindée tricolore, préfigurant des années difficiles. Déjà, certains des généraux de la victoire ne perçoivent que très mal le rôle joué par les chars dans le retour à une guerre de mouvement, et plus largement dans la victoire. Foch déclare ainsi, dès VIII/1918, que "pour vaincre, il nous faut la supériorité numérique la plus forte possible. Si les avions et les chars mangeaient trop d'effectifs, ce serait une erreur". C'est nier, de la plus éclatante des manières, l'importance de ces innovations dans les triomphes de l'année 1918 qui contrastent pourtant avec les échecs répétés des vagues traditionnelles d'infanterie des années précédentes du conflit. Ensuite, c'est la pérennité même de l'AS qui est posée. Et au final, elle se voit rattachée, par décret le 13/V/1920, au grand dam du général Estienne, à l'infanterie, condamnant toute évolution doctrinale majeure.
Et si ce dernier s'obstine et continue de défendre son idée d'arme indépendante, peu pris en compte, il quitte l'inspection des chars dès 1923. Cela ne l'empêche pas de rédiger des articles et de participer à des conférences sur le sujet. Ainsi, en V/1921, à Bruxelles, devant le roi des Belges, il se fait de nouveau visionnaire : "Réfléchissez, messieurs, au formidable avantage stratégique et tactique que prendraient sur les lourdes armées passées, 100 000 hommes capables de couvrir 80 kilomètres en une nuit avec armes et bagages (...) à tout moment. Il suffira de 8 000 camions automobiles et de 4 000 chars (...). Il y évoque ensuite les types de chars à concevoir dans cette optique et finit par conclure : "le char dans les reins, l'ennemi ne peut se rétablir, il est défait sans retour, comme au soir de Cannes ou d'Iéna". Le général Estienne ne pouvait pas imaginer que l'histoire se chargerait, à peine vingt ans plus tard, de rajouter à cette liste la Campagne de France de V-VI/1940.
En tout cas, retraité, on constate qu'il n'en est pas moins actif, et finalement Estienne est à la base des études qui aboutirent au futur char de bataille, le B1, puis le B1bis. Mais, l'évolution de la doctrine d'emploi demeure aux antipodes de ce qu'il souhaitait.
Il se retire dès lors dans le sud du pays, à Nice, avant de recevoir la Grand Croix de la Légion d'honneur. Il meurt à Paris au Val de Grâce, le 2/IV/1936, et rejoint ensuite Nice et le cimetière Cimiez.
S'il n'eut pas le temps de voir se constituer la DCr*(1) dont il rêvait (même si elle demeure bien en deçà de ses vues), les livraisons de ce char de bataille qu'il avait contribué à faire naître, débutaient bien au moment de son décès, et ses idées trouvèrent un écho chez un autre colonel qui les fit résonner, Charles De Gaulle.
eb.
1°) Source photo :
- http://www.cheminsdememoire.gouv.fr ; SHAT
2°) Sources (livres, revues, articles, sites internet) :
c.f catégorie 5-Bibliographie.
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*(1) La première Division cuirassée ou DCr (commandement : gl Bruneau jusqu'au 18/V, puis gl Welvert) n'est constituée, avec la deuxième (commandement : gl Bruché jusqu'au 19/V puis colonel Perret), que le 16/I/1940. Elles sont suivies d'une troisième le 30/III (commandement : gl Brocard jusqu'au 15/V puis gl Buisson) et par la quatrième qui fut confiée au colonel De Gaulle en plein coeur des événements de la campagne de France, le 15/V. J'aurai l'occasion d'y revenir dans plusieurs articles ultérieurement.